De Bamako à Luanda, d’Abidjan à Nairobi, les villes africaines sont soumises à bien des enjeux et tensions, notamment en matière de planification, où des tendances s’opposent. D’un côté, il y a la fascination de quelques architectes mondialisés pour les « formes informelles » (Koolhaas 2004) ; d’un autre côté, une élite au pouvoir formée dans les grandes universités européennes et, de plus en plus, américaines. D’un côté, il y a des bailleurs de fonds traditionnels (Banque mondiale, Agence française de développement) qui prônent une gouvernance locale ; de l’autre, des investisseurs nouveaux – chinois, qataris ou saoudiens – qui jouent à d’autres jeux globalisés. D’un côté, il y a une petite communauté de chercheurs sur le terrain, mais paradoxalement loin des pouvoirs de décision, et, de l’autre, une armée de consultants prêts à répondre de la même manière à chaque nouvelle situation.
© Jérôme Chenal, 2012.
Modèle colonial et modèle vernaculaire
Nous entendons ici par modèle, de manière large, un ensemble de théories formant une image de la ville, qu’une série de dispositions réglementaires, des « règles » (Choay 1980), viennent mettre en œuvre. Partons de l’idée que le modèle en urbanisme est un choix de société. De cela découle une série de décisions qui induisent des aménagements, des formes urbaines ou encore des modes de gestion. Si le choix de société constitue le modèle, pour l’urbaniste c’est cependant l’espace réel de la ville qui donne ses éléments de lecture. La ville coloniale donne le modèle d’une société ségréguée. Par commodité, il devient le « modèle colonial », comme le modèle vernaculaire fait, lui, référence à une société communautaire.
Le « vernaculaire » et le « colonial » sont centraux dans l’histoire des villes africaines, ayant créé des modèles durables dans le temps, c’est-à-dire proposant une vision de la société ancrée dans son environnement. Pour de bonnes ou de mauvaises raisons – on pense à la ville ségrégative coloniale ou aux dispositifs bioclimatiques vernaculaires – ces deux modèles donnent à comprendre l’organisation des populations, d’une société dans un espace physique, une morphologie de site, un climat, ce qui renvoie à l’idée qu’une ville est connectée à un territoire.
Le modèle vernaculaire [1] n’est plus à expliquer tant la renaissance actuelle de l’architecture bioclimatique ne fait que puiser dans l’existant, tombé depuis des décennies en désuétude. Il se fonde sur une connaissance communautaire des modes de construction, sur des rapports à l’espace développés durant des siècles. Il repose sur une intelligence constructive aussi bien que sur une économie de moyens. Le modèle vernaculaire fait partie intégrante d’un environnement immédiat et la ville est une partie de cet environnement. La gestion de la terre est communautaire.
Le modèle colonial – dans sa partie européenne et blanche [2] – reprend une question simple : comment faire vivre une population exogène dans un milieu « hostile [3] » ? Santé publique et urbanisme vont de pair puisque l’enjeu premier de l’urbaniste est ici de développer un dispositif permettant aux populations européennes de vivre à l’année sous les tropiques. Pour cela, il faut aborder les questions de ventilation des rues, de drainage, d’éloignement des moustiques, d’ombre, de ventilation naturelle des habitations, d’inertie thermique des murs épais. Comme pour le modèle vernaculaire, il reprenait une série de dispositifs techniques permettant une adaptation des conditions de vie sous des climats parfois difficiles. Ces deux modèles ne donnent que peu de règles constructives ou urbanistiques, quelques recettes uniquement, mais fonctionnaient et fonctionneraient encore sans doute.
© Jérôme Chenal, 2013
Aujourd’hui, ces quelques règles claires ont disparu puisque plus personne n’ose se revendiquer d’un passé si normatif. Aujourd’hui la théorie urbaine a remplacé les règles du design et c’est le discours stratégique sur la ville qui a remplacé la planification physique de la ville (Chenal 2013). Les chercheurs décrivent les mécanismes de fabrication de la ville, eux-mêmes enfermés dans la citation de leurs pairs et les modèles intellectuels de leurs prédécesseurs. La ville pendant ce temps grandit, pousse, se développe et peine à contenir son urbanisation.
© Jérôme Chenal, 2013.
Les élites formées dans les grandes écoles internationales appliquent les modèles européens et américains appris durant leurs études. Ce qui y est présenté comme « fonctionnant », à défaut d’être efficient, est ainsi appliqué tel quel dans les villes africaines en remplacement du modèle colonial. En filigrane s’applique l’idée de mettre en place la « modernité », des systèmes urbains performants, formels, privés ou publics. À l’opposé, quelques voix (dont Rem Koohlaas (2004) reste le représentant le plus médiatique) s’avancent pour promouvoir l’informel comme forme future pour les villes africaines. Entre la modernité et une vision romantique de la ville informelle : il n’y a rien. Et c’est pourtant entre ces deux positions extrêmes que la ville africaine trouve sa place, entre des standards inadaptés et l’apologie de la pauvreté comme mode de gestion.
© Jérôme Chenal, 2013.
Enfin, il y a les acteurs du financement des villes. Parmi les bailleurs de fonds et les gestionnaires des villes, alors que certains cherchent l’application d’un modèle « souple », prospectif, tourné vers la stratégie (Vauquelin 2010), d’autres appliquent de façon littérale et peut-être simpliste le principe que ce sont les infrastructures qui font la ville.
Finalement, c’est le modèle de la ville néolibérale qui est aujourd’hui en place, fondé sur un marché foncier libre et spéculatif et la concurrence internationale, et porté par les bailleurs de fonds internationaux et les élites locales. Il est par définition un anti-modèle puisqu’il contient en lui tout et son contraire, sa seule règle étant de ne pas en avoir. Face au constat de cette hégémonie d’un modèle néolibéral unique, une question demeure : comment donner les conditions de l’innovation nécessaire à sa propre destruction ? Pour cela, il faut comprendre comment les niveaux techniques, sociaux et symboliques de la ville s’articulent, comment fonctionne réellement la fabrication de la ville au quotidien, sous quel processus la décrire précisément, lentement et à partir d’une pratique de gestion et de planification.